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Milos Tsernianski, l’incarnation de la destinée serbe, par D. Tchossitch

Le 26 octobre 1893 à Csongrad nais­sait Milos Tsernianski. Convaincus que son oeuvre exprime une part de la des­tinée nationale des Serbes, nous l’abor­dons avec un profond respect et nous restons aussi méditatifs face à son oeuvre que face à notre propre destin.
Les fonctions officielles que j’ai as­sumées à la tête du gouvernement m’ont valu l’honneur de présider le co­mité formé par le gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de ce grand écrivain ser­be, ce qui m’a permis d’exprimer au nom de tout notre pays la vénération que nous portons à la personnalité de ce créateur d’exception qu’était Milos Tser­nianski et à son oeuvre littéraire.
Je ne vois dans nos deux derniers siècles aucun écrivain qui aurait plus de droit que Milos Tsernianski à se voir consacrer cette année 1993, année de guerre, de migration, d’exil et de souf­france. Ce droit, il l’a acquis tant par sa vie que pas les contenus et les mes­sages véhiculés par son œuvre. Notre peuple au cours de son histoire a connu nombre d’années mauvaises et malheu­reuses, aussi nous serions bien égoïs­tes et bien peu avisés de proclamer cette année que nous vivons pire et plus dure que d’autres. Mais si un écrivain, par son destin, par toute sa vie, peut être tenu pour le symbole, la métaphore d’une période, d’une époque vécue par tout son peuple, alors c’est aujourd’hui sans aucun doute l’auteur de l’Ithaque, du Journal de Tcharnoïevitch, de Ser­bia, de Strazilovo, des Migrations, du Roman de Londres et du Lamento pour Belgrade. De telles comparaisons ser­vent plutôt à comprendre qu’à glorifier une personne. Nul n’a le droit de profi­ter d’une gloire acquise sur la souffran­ce humaine, pas plus qu’aucune personnalité créatrice ne peut être iden­tifiée à son époque, car, selon ‘l’opinion de Tsernianski lui-même, «la vie sera toujours quelque chose de plus que la littérature». Mais cette identification prudente et conditionnelle de la desti­née existentielle et créative d’un écri­vain avec la destinée de son peuple, destinée faite de migrations et d’exils, cette capacité à exprimer et à incarner poétiquement tout le tragique d’une na­tion migrante, exilée, souffrante, aux yeux rivés sur la froide étoile entourée d’un infini cercle sombre, ont assuré à Tsemianski cette gloire que Doutchitch 1 appelait « le terrible soleil des martyrs » et le respect des générations présentes et futures. Le destin de Tsemianski con­firme cette loi tragique de l’existence humaine : le grand écrivain est le seul bénéficiaire honorable de la souffrance humaine, car en transposant cette souffrance de la réalité existentielle à la réa­lité poétique, il a conféré à la poussière humaine la forme de l’existence et à l’éphémère de tout ce qui est humain, il a garanti une part d’éternité. Et Milos Tsernianski, par son oeuvre poéti­que, romanesque, par ses essais, ses mémoires et ses récits de voyage, s’est aussi conquis sa part d’éternité dans la littérature serbe et européenne.
Nombre de personnalités compéten­tes et dévouées ont déjà exprimé leurs jugements sur la personnalité, la vie et l’œuvre littéraire de Milos Tsernians­ki. Son oeuvre, j’en suis certain, sera lue et commentée aussi longtemps que l’on lira des livres écrits en langue serbe. Mais aucun jugement sur lui ne sera définitif, car il ne saurait y avoir, sur les chefs-d’œuvre de la spiritualité et de l’art, ni verdicts ultimes, ni percep­tions univoques. Et moi, son lecteur et son admirateur, qui ai aussi eu la chan­ce et le malheur d’être son contempo­rain, je vais ici m’acquitter de mes dernières charges officielles en pronon­çant quelques paroles de circonstance, tout en restant conscient que Milos Tsernianski n’est pas un auteur qui mérite l’offense des apologies jubilaires ni la pompe des épithètes solennelles. Car il est peu de choses aussi funestes à l’esprit d’une culture que le pathéti­que des commémorations et l’exaltation des anniversaires, chargés d’exagéra­tions et de jugements à l’emporte-piè­ce.
La conscience de l’éphémère consti­tue, me semble-t-il, l’essence de la phi­losophie poétique de Milos Tsernianski. A ses yeux, la vie n’est qu’un rêve, une ombre, le passé une hallucination, et l’avenir se perd dans les contrées boréa­les. Pour lui, l’homme n’est qu’un pas­sant cheminant sous un infini cercle bleu, un exilé, un voyageur en route vers une étoile, une clarté qu’il ne re­joindra jamais. La mort, chez lui, est une obsession romantique qu’il traîne douloureusement depuis la Galicie de sa jeunesse, de pair avec une exaltation dionysiaque de l’éros. La mélancolie, la langueur, la nostalgie d’une terre pro­mise qu’on ne trouve pas, sont autant de reflets de sa perception de la vie et du monde. C’est un poète du tragique de la destinée humaine, sans grande originalité ni profondeur intellectuelle, mais doté d’une extraordinaire énergie lyrique et émotionnelle, et d’un style qui lui est entièrement propre. Tsernians­ki est un écrivain d’une grande érudi­tion, dont la géographie littéraire est sans aucun doute la plus vaste de toute la littérature serbe. Le réalisme sensuel de ses Migrations, et particulièrement du Livre premier, ne peut se comparer, dans la prose serbe, qu’avec celui du Sang impur de Borisav Stankovic. Tan­dis que son évocation, toute en nuan­ces, rythmes et progressions, des états psychologiques de ses personnages, at­teint à un art jamais vu dans notre tra­dition narrative. Milos Tsernianski a façonné une phrase poétique d’une in­finie originalité syntaxique et mélodi­que, qui reste inimitable dans notre langue. il est le plus convaincant des poètes lyriques d’un peuple trompé par ses propres illusions. Cet « Ulysse lit­téraire » au génie multiple, ce maître de presque tous les genres littéraires, qui est l’un des créateurs de la littérature serbe moderne, ce rêveur lucide, ce cher­cheur exalté de la terre promise, ce poè­te de la tristesse existentielle et de l’exil ce drame qui est depuis l’Antiquité le châtiment le plus pénible qui puisse frapper un homme, cet écrivain sur qui « l’exil a exercé la plus grande in­fluence »a sans doute écrit nombre de textes de valeur passagère et de courte portée, mais ce même Tsernianski a également laissé quantité de pages qui sont parmi les plus belles de toute la prose serbe. Avec Andritch, Tsernians­ki a hissé la littérature serbe vers les sommets de la littérature européenne du XXe siècle et nous a tous astreints, nous autres écrivains de langue serbe, à des efforts dignes de leurs deux noms.Dans ma vision des choses, Milos Tsernianski avait le caractère, l’existen­ce, le destin d’un homme véritablement hors du commun et d’un grand auteur. C’était un homme à l’intelligence écla­tante et à l’âme ombrageuse, un grand connaisseur et un grand érudit, un ob­servateur étonnant, décrivant avec une maîtrise souveraine tout ce qu’il voyait; il était mélancolique et querelleur, bra­vache, teigneux, atrabilaire, rancunier, c’était un égotiste que son orgueil im­mense rendait altier et malveillant; il se battait toujours, donnant des coups et en recevant, et il est resté vainqueur jusque dans la mort. Et il avait eu une existence riche, façonnée plus par son caractère que par son idéologie, heureu­se et malheureuse, faite d’exils et de bannissements volontaires; marquée tant par l’incompréhension que par l’adulation, assombrie par les échecs et illuminée par la gloire. La gloire de grand romancier européen n’allait lui échoir qu’après sa mort, ainsi qu’il sied à tout grand artiste. Il était, sous de nombreux aspects et par sa destinée, une fif,’Ure exemplaire de notre temps, dont le caractère attend toujours son Balzac, et la biographie son Zweig.
Si nous l’avons lu jadis par dévotion à la poésie et au roman, nous devons le relire aujourd’hui à cause de l’incerti­tude existentielle où nous nous trou­vons, à cause de tous les écueils personnels et collectifs où nous ont pré­cipités le monde et l’histoire, mais aus­si nos grandes visées, le plus souvent trop irréalisables ou totalement vaines. Nous ne sommes pas peu, ici, à ne voir ce monde que comme un cercle sombre où nous ne sommes que des passants voués, d’éperdus exilés. Le temps effa­ce nos pas, le silence étouffe notre voix.
Mais Tsernianski nous met en gar­de : nous ne sommes pas la première génération de Serbes qui n’ait pas at­teint la terre promise et qui voie le so­leil se coucher un soir de décembre, pour une longue nuit; nous ne sommes pas les premiers hommes à vivre dans les « bas-fonds du monde « , et que tourmen­te l’histoire comédienne; nous ne som­mes pas le premier peuple banni ni les premiers êtres proscrits … Il n’est rien où nous soyons les premiers ou les seuls. Nous venons d’apprendre, nous aussi, que l’Hyperborée n’existe pas. Et nous pouvons désormais, véritablement, prendre notre existence en main.Et ainsi, sur les ruines de notre ving­tième siècle, sur les ruines de notre his­toire yougoslave et socialiste, en ces jours de désespoir et de désert spirituel qui envahit nos vies à la vitesse d’un orage, à la croisée de notre destin na­tional et politique, pris dans une gran­de et tragique migration d’une époque qui nous a trompés et défaits vers une époque où nous pouvons et nous devons faire de nous-mêmes un peuple libre, éclairé et respecté, au nom du Comité du centenaire de Milos Tsernianski, je n’adresse qu’un seul message aux let­trés et aux jeunes : Lisez Milos Tsernianski !
*Allocution devant la Fondation Tsernianski à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain
Traduit du serbe par Slobodan Despot
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