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Une invitaion au Kossovo de l’absolu, par Komnen Becirovic

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« Si j’entreprends à mon tour d’appeler l’attention des étrangers sur la poésie épique des Serbes, je n’ai pas obéi à une simple fantaisie d’artiste. Ce n’est pas seulement pour acquitter la dette d’un voyageur qui s’est assis au foyer serbe et qui y a été cordialement accueilli. Mais j’ai ressenti, comme Français, un attrait particulier à fouiller d’une main curieuse et sympathique dans le passé héroïque d’une population qui a entendu retentir le nom de la France à tous les mou-lents solennel de sa tragique histoire. Nos relations, en effet, ne, se sont pas arrêtées aux temps où Samo électrisait les Slaves occidentaux, où Charlemagne saccageait les rings des Avares oppresseurs. »Préface d’Adolphe d’Avril
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Le Kossovo, d’abord en tant qu’espace par excellence de la civilisation serbe médiévale avec ses innombrables églises, puis en tant que terre de l’épopée née de la bataille homérique qui s’y déroula en 1389 entre les armées du sultan Mourad et du prince Lazare se soldant par la victoire à la Pyrrhus des Turcs, mais aussi par l’écrasement complet des Serbes, ensuite comme l’une des provinces de l’empire ottoman où la condition des chrétiens fut des plus dures du fait de la double oppression turco-albanaise, enfin le Kossovo libéré lors de la Première guerre balkanique, en 1912, et intégré à la nation serbe après cinq siècles d’occupation, a été l’un des thèmes privilégiés d’une multitude d’auteurs français éminents ayant écrit sur la Serbie tout au long du XIXe et dans les premières décennies du XXe siècles.

 

Il faudrait des pages entières pour les énumérer tous, mais bornons-nous à quelques noms prestigieux, tels que, en respectant l’ordre chronologique, celui de Hugues-Laurent Pouqueville, historien de la Grèce, prophète de sa libération; celui de Claude Fauriel, fondateur de la chaire de Littérature comparée à la Sorbonne, et interprète des chants serbes et grecs; celui d’Alphonse de Lamartine, voyageur à travers une Serbie en train de s’affranchir du joug séculaire turc; celui de Xavier Marmier, homme de lettres, membre de l’Académie française qui alla jusqu’au Monténégro sur les traces de l’épopée serbe; celui d’Auguste Dozon, diplomate dans les Balkans et l’un des propagateurs de l’épopée serbe en France; celui de Frédéric-Gustave Eichhoff, l’un des plus grands comparatistes et linguistes européens; celui de Saint-René Taillandier et de Joseph Reinach, brillants historiens de la Serbie, l’un, professeur à la Sorbonne, l’autre le plus proche collaborateur de Gambetta; celui de Céleste Courrière, historien des littératures slaves et traducteur en français du cycle des poèmes kossoviens; celui de Victor Hugo même qui lança un sublime appel Pour la Serbie, lors de la crise d’Orient de 1875 à 1878; celui d’Ernest Denis, gloire de la slavistique française, mettant en avant le caractère christique de l’Epopée de Kossovo; celui de Charles Diehl et de Gabriel Millet, historiens d’art, pères de la byzantinologie française; celui du poète Achille Millien exaltant dans des vers inspirés la bataille de Kossovo lors du cinq centième anniversaire en 1889; celui d’Edouard Schuré, écrivain mystique, auteur des Grands Initiés, profond interprète du grandiose mythe kossovien; celui d’Augustin Chaboseau, martiniste versé dans la philosophie de l’Inde, homme des missions confidentielles d’Aristide Briand dans les Balkans; celui de Frantz Funck-Brentano, historien de l’époque de Philippe le Bel, de Louis XIV, puis de la Bastille, auteur d’une version française de l’Epopée de Kossovo; celui de Victor Bérard, grand orientaliste, célèbre traducteur d’Homère, témoin avec Georges Gaulis des souffrances des chrétiens du Kossovo et de la Macédoine durant les dernières

 

Né le 17 août 1822 à Paris, Louis-Marie-Adolphe baron d’Avril entra jeune, après une licence en Droit, au ministère des Affaires étrangères, comme attaché aux archives pour passer bientôt à la direction politique du même ministère où, excepté la période de 1854-56 qu’il passa en tant que délégué de la Mission française en Orient, il demeura en permanence jusqu’en 1866. C’est cette année-là qu’il fut nommé consul général de France en Roumanie, poste qu’il occupa jusqu’en 1868, avant d’être délégué à la Commission européenne du Danube, puis à la Commission internationale de jaugeage de Constantinople, qui fixait les tarifs de transit à travers le canal de Suez. De 1876 à 1883, quand il prit sa retraite, il remplit les fonctions de ministre plénipotentiaire de France au Chili, en s’investissant aussi à la création de l’Alliance française. Il mourut au château des Coppiers en Suisse romande, le 27 octobre 1904.

 

Telle est, d’après la Grande encyclopédie de 1889 et le Dictionnaire de la biographie française de 1941, la biographie de ce commis d’Etat qui ne se distinguerait point d’innombrables autres, si, parallèlement à sa carrière de diplomate, Adolphe d’Avril n’avait pas accompli une œuvre d’écrivain et d’historien considérable. Il initia cette œuvre en traitant de sujets relevant du domaine de la chrétienté orientale et de l’épopée occidentale, en publiant notamment Héraclius et la question d’Orient au VIIe siècle (1862), Documents relatifs aux églises d’Orient dans leurs rapports avec le Saint-Siège (1863), La Chaldée chrétienne (1864), et une traduction du vieux français, plus précisément de la langue d’oïl, en français moderne et amplement commentée de La Chanson de Roland (1865) qui connaîtra une demi-douzaine d’éditions durant la vie de l’auteur. Sujets qu’il ne cessera d’élaborer et d’élargir en se prenant d’une vraie passion pour le monde slave, qu’il manifesta d’abord par l’admirable traduction du cycle des poèmes kossoviens que nous proposons au lecteur, qu’il fit paraître, en 1868, sous le titre La Bataille de Kossovo par la Librairie du Luxembourg, maison d’édition fondée et dirigée par Ladislas Mickiewicz, le propre fils d’Adam Mickiewicz.

 

En fait, Adolphe d’Avril avait choisi douze morceaux du cycle kossovien relatifs à la bataille même et les avait adaptés, en modifiant les titres, en divisant certains poèmes en deux, en laissant de côté certaines parties au profit des autres afin de mettre en avant le caractère hautement chrétien de l’épopée, plus précisément l’idée de sacrifice, d’abnégation, de fidélité, d’élévation morale. En faisant ainsi évoluer les personnages aussi bien dans l’absolu que dans le réel, il demeure parfaitement fidèle à l’esprit du l’œuvre originale. Celle-ci s’ouvre chez Adolphe d’Avril sur la fondation du monastère de Ravanitza par le prince Lazare à la veille du martyre kossovien, pour se refermer sur la translation de la tête du prince accueillie, quarante ans après avoir été coupée sur le champ de bataille, dans ce monastère comme dans une arche de l’absolu.

 

Cependant, quant au procédé de l’auteur, dont il use également en traitant certains sujets français, il précise dans le sous-titre son livre : rhapsodie serbe, tirée des chants populaires. Traduisant du texte serbe en cyrillique, Adolphe d’Avril avait tout naturellement employé l’orthographe française des noms propres, méthode en usage par tous les slavisants jusqu’à la création de la Yougoslavie en 1918, lorsqu’on se mit à utiliser progressivement l’alphabet latin croate dans la transcription de ces noms, ce qui résultat d’une prononciation châtrée, rocambolesque, déformée, parfois jusqu’à l’onomatopée, hélas, aujourd’hui en vigueur. En même temps il avait recouru à une présentation originale en faisant imprimer les dialogues entre personnages en rouge et le reste en noir, le tout sur un papier de qualité et recouvert d’une reliure pleine, bref en réalisant un petit livre de luxe, ce qui prouve combien le sujet lui tenait à cœur.

 

Outre par une gravure en frontispice du tsar Lazare avec la tsarine Militza fondant le monastère de Ravanitza, Adolphe d’Avril fit précéder sa traduction d’un avis au lecteur où il situe d’emblée l’épopée dans son contexte d’événement historique, la bataille entre Serbes et Turcs du 28 juin 1389 dans la plaine de Kossovo, sa métamorphose en légende, en mythe chrétien prolongeant, transcendant le réel dans l’idéal, la défaite terrestre en victoire céleste et la mort en résurrection, comme il le remarque très justement:

 

“Le désastre de Kossovo avait frappé profondément l’imagination des Serbes ; il est devenu le principal aliment de leur poésie populaire. Comme toujours, cette poésie a transformé l’histoire en l’idéalisant. Les personnages réels ou fictifs qui figurent dans la légende ont pris des proportions réellement épiques. Lazare y représente la splendeur de la royauté. Son mobile est le sentiment exalté du devoir, la soumission à Dieu, le dévouement absolu. Sous ce rapport, il rappellerait plutôt les héros indiens, français, espagnols, que ceux de la Grèce ou de la Germanie. » (p.,4)

Et d’établir, ensuite, la comparaison entre l’Épopée de Kossovo et La Chanson de Roland d’autant plus naturellement que les deux œuvres ont un contenu médiéval, que le combat pour la foi chrétienne est exalté et que la cause de la tragédie dans la plaine de Kossovo est similaire à celle du défilé de Roncevaux pour la raison de la trahison :

 

“Il y a, du reste, une analogie facile à saisir entre les chants relatifs à la bataille de Kossovo et notre Chanson de Roland, non seulement dans les caractères, mais dans la trame même. Ainsi, à côté de Lazare, le Charlemagne serbe, figure son gendre, Milosch Obilitch, qui a beaucoup de rapports avec Roland. L’autre gendre de Lazare, Vouk Brankovitch, représente le traître Gane de la geste française. Les beaux-frères sont ennemis ; une querelle est survenue entre leurs femmes : l’inimitié des deux chefs sera le nœud de l’action sur les bords plats de la profonde Sitnitza, comme dans les gorges profondes des Pyrénées.” (pp., 4,5.)

 

Il souligne comment ensuite le mythe kossovien, tel un feu divin, gagna et embrasa l’âme et la conscience du peuple serbe pendant des siècles, préservant celui-ci non seulement du désespoir, du parjure, du renoncement à soi-même au plus noir de l’esclavage, mais l’incitant à s’affranchir de celui-ci, tant il est vrai que, comme je l’ai écrit autrefois, certains peuples ne survivent à leurs infortunes que grâce à la puissance de leurs mythes. Adolphe d’Avril, en parfait connaisseur de la Serbie, le constate :

 

« Sous une forme rapide et saisissante, sortie des entrailles de la nation, sous une forme pleine de simplicité et de grandeur, que cette simplicité et cette grandeur mêmes rendent accessibles à tous, le souvenir

de la bataille de Kossovo s’est conservé jusqu’à nos jours chez les Serbes depuis le Danube jusqu’à la mer Adriatique, aussi vivant, aussi frais, aussi poignant que si le désastre avait eu lieu hier. La domination turque, qui a duré plus de quatre cents ans, permettait-elle de l’oublier?

 

Aujourd’hui encore, et nous en avons été témoin, des rhapsodes mendiants et le plus souvent aveugles, comme Homère, chantent aux paysans attentifs et émus le dévouement de Lazare, l’héroïsme de Milosch Obilitch, la trahison de Vouk Brankovitch. Dans leur vie nomade, ces rhapsodes ont visité tous les lieux consacrés par quelque souvenir national ». (pp.,5,6.)

 

L’historien français, à l’instar de l’illustre historien russe du Monténégro, Paul Rovinski, insiste sur la pérennité du mythe kossovien dans cette forteresse inexpugnable de la résistance serbe à l’envahisseur ottoman, que fut précisément le Monténégro:

 

« La légende est même entrée dans le domaine officiel de la politique. Voici, par exemple, ce qu’on lit dans une déclaration que les chefs monténégrins ont signée en 1803: « S’il se trouvait au Monténégro un homme, un village, une tribu, un district, qui, ostensiblement ou secrètement, trahisse la patrie, nous le vouons unanimement à l’éternelle malédiction, ainsi que Judas, qui a trahi le Seigneur Dieu, et l’infâme Vouk Brankovitch, qui, en trahissant les Serbes à Kossovo, s’attira la malédiction des peuples et se priva de la miséricorde divine » C’est ainsi que pendant le moyen âge occidental, Gane, le traître de Chanson de Roland, est honni à la suite de Judas, de Caïphe et de Pilate. » (pp.,8,9.)

 

Initié sous d’aussi heureux auspices, l’intérêt d’Adolphe d’Avril pour le monde slave ne fera que grandir avec le temps, ce dont témoignent ses livres, tels que Voyage sentimental dans les pays slaves (1876), Hiérarchies et les langues liturgiques dans les Eglises de l’Orient (1876) Saint Cyrille et Saint Méthode (1884), La Bulgarie chrétienne (1882), Choix de poésies slaves (1896), La Serbie chrétienne (1897). Il faut y ajouter, toujours dans le cadre de son intérêt pour l’Orient, l’épais volume des documents concernant les Négociations relatives au traité de Berlin (1886). Cependant on s’aperçoit qu’au travers de ces ouvrages très riches, le thème de prédilection demeure le Kossovo. Ainsi dans son Voyage sentimental, qu’il signe Cyrille, et qui le conduisit en Dalmatie, au Monténégro, en Croatie, en Serbie, en Bulgarie, en Galicie, en Bohème, en Slovénie, il reproduit la totalité des poèmes kossoviens de son recueil de 1868, en reprenant des idées de la préface initiale et en les développant en commentaires fort pertinents, comme celui-ci:

 

« Si l’on veut bien comprendre un peuple, ce n’est pas par les détails de la vie commune qu’on y arrivera : il faut chercher à saisir quelque part son âme ; il faut découvrir son idéal. – Dis-moi quel est ton idéal, et je te dirai qui tu es. » (p.,83.)

C’est justement à travers l’art, que ce soit la poésie, la peinture, la sculpture ou l’architecture et la musique, que se révèlent, se cristallisent, l’âme d’un peuple et son idéal. Pour les Serbes, c’est la poésie, comme Adolphe d’Avril l’écrit en procédant à l’analyse du chant La Fondation de Ravanitza par lequel s’ouvre le cycle kossovien:

 

« Nulle part la poésie populaire n’a plus d’importance qu’en Serbie, où les autres documents indigènes font souvent défaut à l’histoire. Et parmi les chants il n’y en a pas qui ait, au point de vue de l’art, autant de valeur que le cycle de la guerre de Kossovo. » (pp., 104,105.)

 

Et comme exemple de cet art parfait atteint par le chantre kossovien, Adolphe d’Avril met en avant le poème sur la tête du prince Lazare coupée par les Turcs, qui, après avoir passé quarante ans dans une source limpide, rejoint son corps:

« La légende de la translation est l’une des plus saisissantes de la série kossovienne. Le merveilleux chrétien s’y mêle au fantastique, et l’ensemble produit une profondeur d’émotions que l’art le plus raffiné a rarement atteint. » (p.108.)

 

Quant au poème sur La Jeune fille du Kossovo, une jeune Serbe qui au lendemain de l’affrontement sanglant, cherche, parmi les morts et les blessés sur le champ de bataille, son fiancé et ses frères d’adoption, en donnant, comme dans une ultime eucharistie, du pain et du vin à ceux qu’elle trouve encore en vie, Adolphe d’Avril en souligne le caractère d’humanité et de fraternité élevé jusqu’à l’idéal le plus pur, en s’exclamant :

 

« Voilà ce que peut produire l’imagination poétique de tout un peuple dans le malheur, mise en mouvement par l’amour ! […] Le chant de La Jeune fille du Kossovo n’est pas seulement pathétique : il est remarquable en ce qu’il montre, sur le terrain social, quelque chose de naturel et d’harmonique. On sent que les personnes de condition très différente qui y figurent vivent fraternellement dans une sphère très pure et très haute. Tel est, du moins, l’idéal du poète ; mais l’idéal n’est-il pas plus vrai que la réalité brutale et contingente ? Comment un peuple pourrait-il rendre sensible, avec les traits lumineux de l’art, un idéal sublime, s’il ne le portait pas dans son âme ? » (pp., 111, 112.)

 

Aussi, le baron d’Avril revient-il à son sujet favori dans le Choix des poésies slaves, qui a le surtitre en tchèque Slavy Dcéra, la Fille de gloire, en y incluant, outre les poèmes sur la fondation de Ravanitza et sur la sépulture du prince Lazare, un autre poème célèbre, Ouroch et les Merniavtchievitch, appartenant au cycle de Marko Kraliévitch, mais qui se passe également au Kossovo à la veille du désastre. Nous y apprenons également qu’une cérémonie religieuse a eu lieu à Paris, à l’occasion du cinq centième anniversaire de la bataille de Kosovo, cérémonie à laquelle l’auteur a participé montrant à quel point il avait été profondément habité par le Kossovo. Il écrit notamment:

 

« L’œuvre épique de la nation serbe nous offre deux cycles principaux: Kossovo et Marko Kraliévitch. Il n’est pas téméraire de comparer le premier à une Iliade, le second à une Odyssée. Nous avons présenté un spécimen de l’Odyssée serbe; abordons le cycle de Kossovo: c’est l’époque du grand désastre survenu en 1389. Aussi bien, il y a quatre années, assistions-nous au service religieux qui fut célébré à Paris pour le cinq centième anniversaire de cette « année désastreuse », comme il disent encore depuis la Zéta jusqu’ au Timok et au-delà. » (pp., 27,28.) C’est-à-dire depuis les bords de la Zéta au Monténégro méridional jusqu’aux rives du Timok en Serbie orientale.

 

Il ressort des commentaires et des notes dont Adolphe d’Avril accompagne ses traductions, le côté extrêmement scrupuleux avec lequel il aborde et traite son sujet, en puisant dans diverses sources, serbes et étrangères, notamment dans les recueils des Chants populaires serbes de Vouk Karadjitch, ces textes fondamentaux. Mais une phrase du préambule au poème sur la fondation de Ravanitza, nous révèle aussi un baron d’Avril en tant qu’homme à l’âme pieuse et élevée, ressentant les chants kossoviens comme des chants liturgiques, notamment lorsqu’il confesse: « … j’appellerai l’attention sur le caractère profondément religieux de ces chants. Vous allez y rencontrer d’abord l’énoncé d’une longue suite des princes serbes pour l’âme. A supprimer un seul nom, j’aurais cru commettre une profanation. » Puis il invite le lecteur à le suivre:  » Que le lecteur étranger ne s’y laisse pas rebuter; que bien plutôt il s’associe, par le cœur, à l’intérêt poignant, à l’émotion religieuse et nationale que suscitait une telle énumération dans l’âme de ce peuple, qui avait tout perdu à Kossovo et qui ne s’est retrouvé que quatre siècles plus tard. » (Idem)

 

Et quant au poème Ouroch et les Merniavtchievitch dont l’action, la discorde des princes serbes, prélude à la tragédie kossovienne, Adolphe d’Avril en sublime le contenu et la signification ainsi :

 

« Tout comme l’idée chrétienne du sacrifice dans le poème sur le choix du royaume céleste par le prince Lazare, dont parle Mickiewicz, est développée jusqu’à l’extrême, l’idée de la justice est ici portée au plus haut degré. En effet, dans la dispute qui éclate entre le jeune tsar Ourosch et les princes serbes au sujet de la succession de l’empire de Douchan, le père d’Oursoch, le prince Marko témoigne en faveur d’Ourosch et contre son propre père, le prince Voukachine, se privant ainsi de la possibilité d’être un jour lui-même l’empereur des Serbes afin de satisfaire à la plus haute justice. » (p., 9.)

 

Adolphe d’Avril mit à profit les années de retraite pour rédiger nombre d’ouvrages, portant principalement sur le thème essentiel de sa vie, l’épopée, unissant toujours l’érudition à un talent remarquable, à une sensibilité frémissante, à une grande intégrité morale et à une large ouverture d’esprit sur d’autres cultures. Il écrivait dans la préface de son opuscule Les Femmes dans l’épopée iranienne, dont il reproduit des extraits: « Il n’ y a pas d’étude plus intéressante et plus féconde que celle des littératures comparées. Cette étude a régénéré l’esprit littéraire en Europe. » Il publia de 1890 à 1895, essentiellement chez Ernest Leroux, des ouvrages puisant leur contenu dans les hauts faits et les drames du Moyen-âge, tels que Guillaume Bras de Fer, Le Cid Campéador, Le Mystère de Roncevaux, Le Chien de Montargis, Le Mystère du siège d’Orléans, Histoire véritable de Girart de Rossillon qu’il signa par le rhapsode A. d’Avril, tant il s’était identifié à ses sujets, pour terminer en guise de testament, en prémonition de la catastrophe qui allait venir dix ans après sa mort, par une réflexion Sur la solution pacifique des conflits (1899).

 

C’est que, au sein de l’épopée, Adolphe d’Avril se trouvait plongé dans son élément naturel, comme en témoigne cette magnifique traduction de la geste du Kossovo que le lecteur va aborder et qui sera pour lui un passeport, une invitation au Kossovo de l’Absolu, dont l’art et la poésie sont le domaine privilégié. Autrement dit, voici enfin une approche historique, culturelle, spirituelle, bref civilisationelle de la question du Kossovo, qui a si cruellement fait défaut, toutes ces dernières années, au profit d’une approche exclusivement politique, idéologique et démographique, conduisant à la fin du deuxième millénaire du Christ à une véritable apocalypse dans les Balkans. Si les flammes se sont éteintes, les nuées n’en continuent pas moins de planer dans certains esprits, obstruant leur vision du Kossovo. Puissent ces chants kossoviens français d’Adolphe d’Avril, qui atteignent le sublime de l’original serbe, contribuer à les dissiper !

 

Komnen Becirovic
Paris, octobre 2006.

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