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Le nettoyage ethnique ? par Dusan Batakovic

Une lecture du livre de M. Grmek, M. Gjidara, N. Simac:
« Le Nettoyage ethnique. Documents historiques sur une idéologie serbe »
(Paris, Fayard 1993, 340 p.)

Il s’agit d’un ouvrage traitant de l’histoire contemporaine des Serbes, fondé sur une importante documentation sélectionnée, traduite et commentée par trois compilateurs français d’origine croateAucun des trois auteurs n’est historien de formation. La notice de couverture indique qu’il s’agit d’un directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études(M. Grmek, biologiste), d’un professeur de droit (M. Gjidara) et d’un cadre d’administration (N. Simac).

A l’examen de sa table des matières, il s’avère que ce travail, à cause peut-être du manque de compétence des compilateurs pour le traitement de sujets historiques, reprend la conception ainsi qu’une grande partie de la matière d’un autre recueil de documents, Les sources de l’agression grand-serbe (Izvori velikosrpske agresije), paru à Zagrebsous la direction de Bozo Covic, à la veille de l’éclatement de la guerre en ex-Yougoslavie (1991)Ce dernier ouvrage était conçu comme un manuel d’histoire circonstancié et militant, destiné à cette partie de l’opinion croate qui souffrait encore d’illusions yougoslavisantes et à laquelle il s’agissait de fournir un supplément d’arguments en faveur de la sécession de la Croatie d’avec la fédération yougoslave. La version française, différemment intitulée, étoffée vers la fin de quelques documents nouveaux ainsi que de quelques commentaires d’auteurs, se distingue peu de sa source croate. Le fait qu’on ait réédité, sous une forme traduite et partiellement complétée, un ouvrage servant la propagande officielle de l’Etat croate (édité par « Skolska knjiga » (Le livre scolaire), une maison qui publie des manuels scolaires), est révélateur du genre de littérature auquel on peut rattacher ce livre.

L’analyse du contenu permet de constater l’incompétence des compilateurs, qui s’explique par leur manque de qualifications professionnelles, leur connaissance médiocre et superficielle de l’histoire balkanique, mais également leur inaptitude à faire la distinction entre des documents authentiques et des faux. De même, on perçoit aisément leur manque de disposition pour cette discipline indispensable à l’historien qui consiste à évaluer les sources historiques en rapport avec le contexte de leur temps. L’analyse de la structure même de ce livre, cependant, soulève toute une série de questions fondamentales : peut-on considérer des sources indirectes, des ouvrages peu sûrs ou des libelles de propagande de diverses époques comme plus propices à la compréhension d’un phénomène que des travaux scientifiques ? Peut-on expliquer des extraits de documents du XIXe siècle par les déclarations de leaders politiques actuels ? Peut-on interpréter l’histoire politique d’un peuple à la lumière des seuls événements contemporains ? Et ne pourrait-on pas trouver dans l’histoire de n’importe quel peuple, y compris le français, suffisamment de documents qui, habilement sélectionnés, arbitrairement abrégés et tendancieusement commentés, permettraient de suggérer à des lecteurs non instruits les conclusions précises que les compilateurs entendraient démontrer ?

I

La première partie, intitulée  » Les sources « , rassemble une documentation aux contenus variés. Cela commence par un extrait d’une décision du Sovjet (gouvernement) serbe de l’époque de la Première insurrection contre les Turcs (1804-1813), où, faisant allusion à la guerre à venir contre les occupants, on emploie le terme de nettoyage, et où l’on mentionne l’expulsion des villes serbes de 40, puis de 200 janissaires avec leurs familles. A partir de ce seul élément, extirpé de son contexte, les compilateurs élaborent toute une théorie du nettoyage ethnique. A partir de la même documentation que celle utilisée par les trois auteurs, Leopold von Ranke, le plus illustre des historiens allemands, a rédigé sa célèbre étude, traduite en plusieurs langues, Die serbische Revolution, consacrée au soulèvement des Serbes contre l’occupant turc qui les opprimait depuis cinq siècles. Cet épisode isolé du passé, présenté dans Le Nettoyage ethnique comme exemplaire, a été inséré sans aucun motif justifiable, pour des raisons indubitablement politiques, dans le contexte de l’actuelle guerre civile en ex-Yougoslavie.

L’on cite ensuite quelques vers tirés d’une tradition populaire qui en compte des dizaines de milliers, et qui, lorsqu’elle fut publiée dans les volumineux recueils de Vuk Karadzic, suscita par sa grandeur homérique l’admiration des plus éminentes figures de l’époque romantique, depuis Goethe et les frères Grimm en Allemagne jusqu’au poète polonais Adam Mickiewicz, alors professeur au Collège de France. Cette poésie épique qui, une fois traduite en français, enthousiasma un grand nombre d’écrivains et de slavisants français parmi les plus éminents, de Prosper Mérimée à Auguste Dozon et deAlphonse de Lamartine à Louis Leger, est présentée par les trois compilateurs, pour des raisons qui ne peuvent être que politiques, et donc non scientifiques, comme une source pertinente de l’idéologie du  » nettoyage ethnique « .

A partir de fragments du poème épique Gorski vijenac [La Couronne de montagnes] du prince-évèque monténégrin Pierre II Petrovic Njegos, dont certains dialogues sont interprétés comme des positions politiques de l’auteur, on s’efforce de  » prouver « , pour des motifs encore une fois utilitaires et non scientifiques, le penchant atavique des Serbes pour le nettoyage ethnique. En extrayant d’autres morceaux de dialogues de la même oeuvre, mais prononcés cette fois par d’autres personnages, on aurait pu  » prouver  » de semblables pratiques ou inclinations chez les Slaves islamisés. Dans la foulée, les compilateurs reprochent à Michel Aubin, éminent professeur de langues slaves à la Sorbonne-Paris IV, qui est le meilleur connaisseur de Njegos en France, d’avoir traduit de manière erronée les vers du grand poète ! S’ils s’étaient penchés un seul instant sur la biographie politique de Pierre II Petrovic Njegos, consignée dans des ouvrages sérieux, les auteurs y eussent aisément trouvé des dizaines de prises de positions, tant publiques que privées, sur l’importance du développement et de la consolidation des liens avec les autres peuples slaves du Sud, les Slovènes, les Croates, et tout particulièrement avec les musulmans bosniaques : au temps de la révolte des beys contre le pouvoir central de Constantinople, au milieu des années 1830, le prince-évêque du Monténégro collabora étroitement avec le champion des musulmans de Bosnie, Husein-pacha Gradascevic et Ali pasha Rizvanbegovic. La manière dont les citations ont été arrachées à leur contexte montre que l’intention des trois rédacteurs n’était pas d’informer le public français sur certains aspects de l’histoire des Serbes, mais bien de lui suggérer que les Serbes avaient le « programme » du « nettoyage ethnique » gravé jusque dans leur tradition épique.
II

La deuxième partie, intitulée « Le programme », se propose de démontrer l’aspiration constante des Serbes à la création d’une Grande Serbie, aux dépens des peuples voisins et ce, exclusivement par la méthode du nettoyage ethnique. Ce chapitre commence par une traduction d’un article de Vuk Stefanovic Karadzic (1787-1864), réformateur de l’alphabet et père de la langue serbo-croate moderne, article rédigé en 1836 et publié en 1849 sous le titre « Serbes, tous et partout ». Les compilateurs entendent prouver que Vuk Karadzic, à cette époque déjà, niait l’existence d’une nation croate parce qu’il considérait que c’était la langue, et non la religion, qui constituait le critère fondamental de l’appartenance nationale. Karadzic énumérait tous les peuples slaves du Sud par leurs appellations régionales avant de conclure, suivant le critère linguistique, que du fait que tous avaient pour idiome commun le dialecte stokavien des Serbes d’Herzégovine orientale, il était logique que tous adoptassent le nom serbe comme dénomination commune ; en quoi il s’opposait à la thèse de l’appartenance des Slaves du Sud à une nation « illyrienne ». Dans ce texte que ces auteurs contemporains élèvent abusivement au rang de programme national des Serbes pour l’assimilation future des peuples non-serbes au sein d’une « Grande Serbie », Karadzic ne faisait qu’appliquer fidèlement, en conformité avec les critères de l’époque, la thèse partagée par les plus éminents slavistes de son temps (depuis les Slovènes Bartholomeus (Jernej) Kopitar et Franz Miklosich jusqu’au Slovaque Pavel Safaryk), une thèse empruntée au philosophe allemand Fichte et qui était alors universellement répandue en Europe, selon laquelle « la langue crée la nation ».

Ce nom de serbe comme dénomination commune, Vuk Karadzic le proposait à une époque où il n’existait aucun autre mouvement national bien défini parmi les Slaves du Sud. Le cercle illyrien, supranational, qui se réunissait à Zagreb, ne comptait alors que quelques dizaines d’intellectuels et commençait seulement à chercher les moyens de briser la pression culturelle des Austro-Allemands et des Hongrois qui gouvernaient la Croatie depuis sept siècles. Pour les Serbes, qui au début du XIXe siècle possédaient déjà une conscience nationale nettement profilée, le nom « d’illyrien », appellation artificielle tirée du nom que Napoléon avait donné, au temps de l’éphémère occupation française, à une province composée de la Dalmatie et d’une partie de la Slovénie, apparaissait comme quelque chose d’indéfini et d’étranger.

Grmek, Gjidara et Simac, en considérant ces choses du point de vue qui est le leur, ne semblent pas conscients du fait que l’idée d' »épuration » et d' » assimilation » linguistique des peuples non-serbes au sein de la Grande Serbie est à imputer en premier lieu aux slavistes autrichiens et au philosophe allemand Fichte qui avait, le premier, identifié langue et nation.

Par ailleurs, en consultant les dizaines d’études publiées sur les rapports de Karadzic avec les Croates, les compilateurs duNettoyage ethnique auraient pu y trouver les éléments de la polémique soulevée par ce texte, polémique où l’on donnait souvent raison, du moins en partie, à Vuk Karadzic. De même, à l’époque de sa rédaction, ce texte ne fut pas perçu parmi les Croates comme le présentent les compilateurs. En effet, en 1850 à Vienne, les Croates avaient signé un accord avec Vuk Karadzic par lequel ils adoptaient son orthographe ainsi que le dialecte qu’il avait choisi pour former la langue commune des Croates et des Serbes. En Croatie, Vuk Karadzic fut glorifié encore de son vivant et promu citoyen d’honneur de la ville de Zagreb. A sa mort, parmi les cercles libéraux croates, il fut pleuré comme l’un des plus grands esprits qu’aient donné les Slaves du Sud. Le 11 février 1864, le journal « Narodne novine » [Journal du peuple] de Zagreb informait ses lecteurs du décès de Vuk Karadzic en ces termes, encadrés d’un liseré noir :

« Le Dr Vuk Stefanovic Karadzic, notre illustre, très méritant et authentiquement populaire écrivain vétéran, est décédé le 8 février à Vienne. C’est une nouvelle excessivement triste pour tous les amis de la science et du progrès. Sur ses mérites en matière de langue, d’histoire et de littérature, les Goethe, les Grimm, les Ranke, Laboulaye, Safaryk, Miklosich et bien d’autres se sont exprimés avec des éloges remarquables. Si notre inestimable trésor populaire, notre poésie populaire, a été élevé à une telle gloire, cela fut entièrement son oeuvre. Avec Vuk nous perdons, hélas, l’un de nos meilleurs hommes, de nos meilleurs patriotes, tandis que les académies de sciences de Vienne, de Berlin, de St. Pétersbourg, etc., perdent l’un de leurs membres les plus méritants. Le nom glorieux de Vuk vivra éternellement dans la science et le vivant souvenir de notre peuple. »

Vuk Karadzic avait un grand nombre de disciples, d’admirateurs, voire de véritables adorateurs parmi les philologues et littéraires croates (Imbro Ignjatijevic Tkalec, Fran Kurelec, Vatroslav Jagic, Tomo Maretic, etc.), qui tous avaient eu l’occasion de lire l’article que les trois compilateurs prennent pour un pilier de l’idéologie du nettoyage ethnique. Parmi les partisans de Vuk St. Karadzic l’on comptait également celui qui était vers le milieu du XIXe siècle le leader incontesté du peuple croate, l’évêque Josip Juraj Strossmayer. Lequel, après la mort du philologue, en demandant aux autorités croates une aide financière pour sa famille, soulignait que « Notre glorieux vieux Vuk a laissé derrière lui une famille en condition misérable. Elle est aussi la notre, à nous qui glorifions et bénissons le souvenir de Vuk. Je regrette véritablement de n’avoir eu l’occasion, du vivant de Vuk, d’être à ses côtés dans ses glorieuses entreprises. »(1)

On peut trouver une importante documentation à ce sujet dans le volumineux ouvrage d’un savant croate, Viktor Novak, publié à Belgrade en 1967. Les seuls qui aient attaqué l’oeuvre de Vuk de la manière dont l’ont fait Grmek, Gjidara et Simac sont les nationalistes étriqués et les champions du chauvinisme croate (avant tout Ante Starcevic), dont le point de vue est demeuré marginal au regard de la multitude de témoignages de respect et d’admiration rendus par tout ce que la Croatie du XIXe siècle comptait de savants et d’esprits libéraux.

De la même manière qu’un Fichte pourrait être tenu pour « coupable » de la prétendue élaboration par Karadzic d’un programme de « Grande Serbie » linguistique, on pourrait accuser les émigrés polonais de l’Hôtel Lambert de Paris, rassemblés autour du prince Adam Czartoryski, d’être les instigateurs du Nacertanije [Esquisse] d’Ilija Garasanin évoqué au premier chapitre de la IIe partie du livre. Après l’échec de l’insurrection polonaise de 1830, ces émigrés étaient entrés au service de la France. Avec l’aide financière de Paris et Londres, ils avaient ouvert un bureau dans la Principauté de Serbie – la seule principauté slave autonome, à l’époque, dans l’Empire ottoman -, et y avaient installé leurs agents. Selon l’idée des Polonais, la Serbie devait devenir le noyau d’un grand Etat slave du Sud à venir, lequel Etat était censé constituer un contrepoids dans les Balkans à l’influence de l’Empire des Habsbourg (Autriche) et de la Russie, les deux puissances qui s’étaient partagé la Pologne.

C’est à partir du Plan pour la politique slave de la Serbie, rédigé par Franz Zach, agent polonais à Belgrade, que le jeune politicien serbe Ilija Garasanin composa en 1844 son Esquisse, reprenant à la lettre des paragraphes entiers. Il s’écartait cependant du modèle polonais en prévoyant non pas la création d’un grand empire sud-slave, mais le renouvellement d’un Etat serbe indépendant, rassemblant des provinces sous domination ottomane. Il laissait ouverte pour l’avenir la question de la création d’un Etat sud-slave (yougoslave), car le plan de démantèlement de l’Empire des Habsbourg lui apparaissait, à l’époque de prince de Metternich, comme irréaliste. Du projet polonais, Garasanin avait repris l’exigence d’une restauration de l’Empire serbe médiéval comme une réponse au légitimisme de Metternich, de même qu’il y avait repris le terme de nettoyage, dont les trois compilateurs lui attribuent la paternité.

Du fait qu’ils citent l’édition la plus complète du Nacertanije, celle de 1939, les compilateurs (Grmek, Simac, Djidara) ont pu avoir sous les yeux le texte de Garasanin et sa source polonaise. En les comparant, ils auraient pu se convaincre que les notions qu’ils imputent à Garasanin et dont ils font les prémices du « nettoyage ethnique » contemporain ont été littéralement copiées dans les propositions polonaises, plus précisément dans le Plan pour la politique slave de la Serbie de Franz Zach. Une telle approche méthodologique indique sans équivoque que les compilateurs ont sciemment laissé de côté d’importants éléments de compréhension du projet de Garasanin, qu’ils ont ainsi présenté dans une lumière orientée. De surcroït, ils en livrent une traduction imprécise où le conditionnel est fréquemment omis, si bien que le sens littéral du texte est déformé en plusieurs endroits.

Que les émigrés polonais aient eu du rôle futur de la Serbie une conception identique à celle exprimée par Garasanin dans son Nacertanije, peut être attesté par les avis que ceux-ci ont exprimés dans un grand nombre de rapports confidentiels. Nous ne citerons ici, en guise d’illustration, qu’un seul de ces témoignages :

« La lutte des Croates est assez obscure, celle des Serbes franchement nationale… Les Serbes ont encore cet avantage que c’est un peuple purement démocratique, pas de noblesse et de clergé riches et corrompus, l’intelligence qu’accompagne ordinairement l’aisance donne droit et moyen d’arriver à tout. Dans toutes les combinaisons la nationalité serbe doit être aidée, encouragée, car elle sera un membre excessivement utile et important pour la civilisation. »(2)

En tant que troisième élément de la série de « preuves » du caractère exclusif et chauvin de la politique nationale serbe, les compilateurs mentionnent un article de Nikola Stojanovic – Serbe natif de Bosnie, à l’époque jeune étudiant à Prague -, qui fut publié à Zagreb, dans le journal Srbobran, en 1902. Cet article servit de prétexte, en son temps, au déclenchement de grandes manifestations contre les Serbes locaux. On y prophétisait, avec une virulence juvénile, l’assimilation des Croates au sein du peuple serbe, nation plus moderne et plus vivace dans ses traditions et ses aspirations politiques.

L’article de Nikola Stojanovic était certes contestable ; mais bien plus contestable fut la réaction du public zagrébois, et en particulier des disciples d’Ante Starcevic, qu’on appelait le « père de la nation croate ». Les innombrables écrits publiés par Starcevic sur les Serbes au cours des décennies précédentes, pas plus que les pamphlets de son successeur Josip Frank, n’avaient jamais suscité aucune réaction violente des Serbes contre les Croates. Dans cette même ville de Zagreb, Starcevic avait publié une série d’articles où il affirmait que les Serbes étaient une « race d’esclaves, les plus hideux de tous les animaux », considérant que les Serbes sont des hommes qui « n’ont pas de conscience, ne savent pas lire, ne sont pas en état d’apprendre quoi que ce soit, ne peuvent être meilleurs ni pires qu’ils ne sont. Il sont tous les mêmes, exception faite de leurs différences de ruse et d’habileté « (3).

Les disciples de Ante Starcevic et de Josip Frank tentèrent à plusieurs reprises de manifester concrètement leur négation de l’identité nationale serbe : dès 1896, pour un motif minime – l’exhibition du drapeau serbe sur les institutions religieuses et laïques serbes en Croatie -, on saccagea et l’on démolit des institutions, des boutiques et des maisons serbes à Zagreb ainsi que dans d’autres localités de Croatie, et plusieurs centaines de civils serbes furent grièvement blessées.

Bien que n’exprimant que l’avis personnel de son auteur, l’article publié par Nikola Stojanovic en 1902 servit de prétexte à trois nouvelles journées de destruction et de pillage de commerces et d’appartements serbes, alors que les Serbes n’avaient jamais réagi par la moindre violence aux accusations bien plus offensantes et plus graves, qui paraissaient quotidiennement à l’époque dans la presse croate. Dans cette nouvelle croisade des adeptes de Starcevic et Frank, des centaines de Serbes furent dépouillés de leurs biens, mais aussi gravement molestés. Tandis que de semblables excès se produisaient dans les villes de Karlovac et de Slavonski Brod, les journaux serbes de Voïvodine et de Serbie s’efforçaient d’apaiser la population serbe alarmée. »Il fut un temps », notait dans son journal le politicien croate Iso Krsnjavi, qui fut maire de Zagreb, « où l’on écrivait que tout ce qui était serbe devait être assommé à coups de hache. Cette idée avait une particularité, et une particularité très importante : elle exprimait en effet de manière ouverte et conséquente l’unique moyen qui eût permis d’accomplir l' »idée croate’.  » (4)

Quant à Nikola Stojanovic, il devint par la suite un grand partisan de la coopération croato-serbe et fut, au temps de la Première Guerre mondiale, un membre éminent du Comité yougoslave (1915-1918), aux côtés d’un grand nombre de politiciens croates influents. Il y oeuvra avec beaucoup d’énergie à la création d’un Etat yougoslave commun.

Dans la série des « programmes » censés illustrer « l’impérialisme serbe », l’on trouve également les statuts de l’organisation secrète d’officiers « l’Union ou la Mort », plus connue sous le nom de « la Main noire », qui fut fondée en 1911 à Belgrade. Dans l’explication de ses origines, les auteurs utilisent comme source pertinente le livre de Djordje Nastic, Finale, qu’ils qualifient de « confession très instructive, richement documentée » (5). Ce pamphlet, destiné à compromettre le gouvernement serbe, dont l’auteur était un agent des services autrichiens, fut rédigé à la préfecture de la police viennoise et publié en 1908 à Zagreb et à Budapest avec le soutien financier du gouvernement austro-hongrois. Dans la série de citations qu’ils tirent d’une littérature militante dont les auteurs sont tous des défenseurs des thèses bulgares sur l’identité de la Macédoine, les compilateurs montrent qu’ils ne savent pas distinguer la « Main noire » de la « Main blanche »( organisation rivale d’officiers soutenus par le prince-héritier de Serbie vers 1914), car ils assimilent cette dernière au mouvement des tchetniks, ces forces de guérilla serbes qui opéraient en Macédoine dès 1904, parallèlement aux détachements analogues des komitadjis bulgares et des andartes grecs. Comme preuves capitales, on présente la Constitution et le Règlement de la « Main noire », qui, selon les recherches effectuées à ce jour, relevaient plutôt du catalogue de desiderata que du programme effectif. La « Constitution » de la Main noire représentait une variante balkanique des conspirations d’officiers inspirées des loges maçonniques, comme il y en eut en Bulgarie, en Roumanie ou en Turquie. La Main noire accueillait aussi en son sein des officiers slovènes et croates d’orientation yougoslave ; l’un de ceux-ci, le Dalmate Oskar Tartaglia, décrivit dans ses mémoires le rituel d’admission (6). De nombreux musulmans de Bosnie furent également membres de la Main noire et combattirent comme tchetniks (guérilleros) au cours de la Première Guerre mondiale. Parmi ces derniers, on peut citer Muhamed Mehmedbasic, l’un des participants à l’attentat de Sarajevo, de même que Mustafa Golubic, qui allait devenir entre deux-guerres un militant communiste notoire.

Grmek, Gjidara et Simac s’efforcent, cependant, de présenter les buts et les méthodes de la « Main noire » comme la principale source d’inspiration du mouvement fasciste croate des oustachis d’Ante Pavelic, qui allaient, au sein de l’Etat indépendant de Croatie, satellite et protégé du Troisième Reich, perpétrer entre 1941 et 1945 un génocide terrifiant où périrent plusieurs centaines de milliers de Serbes en Krajina, dans le Srem, en Bosnie et en Herzégovine. Cette tentative d’assimilation de l’idéologie oustachie, laquelle se réclamait exclusivement de Ante Starcevic, de Mussolini et de Hitler, avec le programme d’une organisation d’officiers du début du siècle étroitement apparentée à l’organisation jeune-turque « Union et Progrès » serait simplement saugrenue si elle n’était pernicieusement utilisée comme prétexte à une justification indirecte du génocide oustachi.

Comme preuve « décisive » supplémentaire, on cite un passage des mémoires controversés du sculpteur croate Ivan Mestrovic qui, après avoir été un partisan enthousiaste de l’unité yougoslave, s’était rallié vers la fin de sa vie aux idées d’Ante Starcevic et Ante Pavelic. Mestrovic, qui avait par ailleurs été un ami personnel du roi Alexandre de Yougoslavie (assassiné à Marseille en 1934 par des terroristes oustachis et bulgaro-macédoniens), effectua en 1941 un retournement idéologique complet, en soutenant un mouvement pro-nazi et violemment antiyougoslave, le régime des oustachis, qui gouverna la Croatie durant la Deuxième Guerre mondiale. Ces derniers lui octroyèrent le poste de recteur de l’Académie des Beaux-Arts de Zagreb, et ce fut lui qui sculpta le buste d’Ante Pavelic, le Hitler croate ; c’est également pour le compte du gouvernement oustachi que Mestrovic organisa la Biennale de Venise en 1942. Dans ses souvenirs sur les hommes et les événements, dont l’authenticité fut d’emblée contestée de plusieurs côtés, l’on peut trouver un témoignage sur l’éminent homme politique serbe Stojan Protic, qui fut en 1918 le premier président du gouvernement de la Yougoslavie unifiée. Protic devait bientôt se retirer de la vie politique active, après avoir émis un projet de fédéralisation de l’Etat yougoslave. Selon Mestrovic, Protic aurait affirmé devant plusieurs témoins, vers la fin de la Grande Guerre, que sitôt la Bosnie libérée, les musulmans de cette province disposeraient de vingt-quatre ou quarante-huit heures pour retourner à la foi de leurs ancêtres, l’orthodoxie, faute de quoi ils seraient soumis au génocide.

Aucun des autres Croates qui, d’après le récit de Mestrovic, auraient assisté à ce discours, n’a laissé de témoignage sur une telle menace, alors que presque tous ont écrit leurs mémoires. Encore moins peut-on trouver un tel projet dans les documents et les actes des autorités serbes. L’entrée de l’armée serbe en Bosnie en 1918 fut acclamée aussi bien par les musulmans que par la population serbe, de même que par une majorité des Croates locaux. Par contre, les mémoires de Mestrovic ont fait l’objet de nombreuses critiques argumentées (7), et sont considérés par beaucoup comme les ragots malveillants d’un vieillard qui avait constamment révisé ses principes politiques. D’autre part, Stojan Protic a toujours été vu comme un grand ami des musulmans bosniaques. Ce fait a été attesté sans équivoque, plusieurs décennies avant la parution des mémoires de Mestrovic, par un illustre leader politique musulman, Sukrija Kurtovic (8).

Le paroxysme de la malveillance, dans Le Nettoyage ethnique, est atteint lorsque les compilateurs convoquent, comme « preuves » , des fragments d’oeuvres du plus grand anthropogéographe serbe, Jovan Cvijic, dont l’oeuvre maîtresse La Péninsule balkanique ( Paris, 1918) lui avait valu la plus haute estime des milieux culturels et savants de l’Europe entière. Les travaux de Cvijic, qui enseignée des années durant la Grande Guerre à la Sorbonne, allaient conférer une justification scientifique à l’idée yougoslave. Son engagement lors de la Conférence de paix à Paris, où il s’était battu, comme expert, pour que chaque village croate ou slovène dans les régions frontalières contestées revienne à l’Etat commun yougoslave, l’avait fait considérer en Croatie et en Slovénie comme un grand défenseur de la Yougoslavie. Dans son ouvrage de quelque 500 pages, les trois compilateurs ont isolé, comme passage le plus caractéristique, ses remarques sur le caractère des Serbes de la zone dinarique – remarques valables dans une égale mesure pour les Croates de la même région -, où ils ont voulu déceler les racines de « la Grande Serbie » et du « nettoyage ethnique ».

Il importe ici d’expliquer l’origine de cette notion de « Grande Serbie » que les trois compilateurs, au moyen de citations glanées dans les époques les plus diverses, affublent d’une connotation extrêmement négative et présentent comme la quintessence de toute la politique serbe. On a largement oublié aujourd’hui que le concept de « Grande Serbie », dans la signification négative retenue par les trois auteurs français d’origine croate, tout comme les expressions « danger grand-serbe », « Etat grand-serbe » et « propagande grand-serbe », fut forgé à la fin du XIXe siècle à Vienne. A cette époque, l’Autriche-Hongrie, engagée dans sa « poussée vers l’Orient » (le Drang nach Osten), politique agressive qui provoqua la Première Guerre mondiale, qualifiait de « danger grand-serbe » le principal obstacle à son expansion en direction du sud-est. Cet obstacle, c’était le mouvement national serbe, puissamment soutenu par l’Europe libérale, par la France avant tout, qui aspirait à l’unification des provinces serbes, préalable à la création d’un Etat slave du Sud. C’est la raison pour laquelle la notion de « Grande Serbie » revêtait une signification négative dans les pays germaniques et une signification positive dans les pays latins et slaves. Dans la rhétorique d’Adolf Hitler, le « danger grand-serbe » était l’appellation donnée à la résistance des Serbes au « nouvel ordre » européen voulu par le national-socialisme. De même, aux yeux de Joseph Staline et de son disciple croate Josip Broz Tito, le Royaume de Yougoslavie, qu’ils tenaient pour une création de l’impérialisme français, était souvent identifié à la « bourgeoisie grand-serbe » et à « l’hégémonie grand-serbe ». Les locutions « danger grand-serbe », « agression grand-serbe », « expansion grand-serbe » sont également les concepts qu’on rencontre le plus fréquemment, entre 1941 et 1945, dans la propagande et la presse de l’Etat indépendant de Croatie dirigé par les oustachis pro-nazis.

Réduire un problème complexe à une dimension unique est toujours une erreur ; en l’occurrence, cette erreur a été commise dans un but de propagande, qui n’a rien de commun avec l’intention affichée des compilateurs de présenter des idées et des processus historiques d’un autre point de vue, et qui ôte toute crédibilité à leur appel à « la nécessaire pacification des esprits et des coeurs » (9).

III

Dans la troisième partie de leur ouvrage, intitulée « D’une Yougoslavie à l’autre », les compilateurs (Grmek, Djidara, Simac) rapportent, faute d’arguments plus décisifs, de brefs extraits de la presse britannique, des citations de deux récits de voyageurs français, ainsi qu’un témoignage de Robert Schumann, l’architecte de l’unification européenne, comme « preuves » de « l’oppression » des Croates par les Serbes. Ces avis ne représentent qu’un fragment dans la mosaîque de témoignages, de récits, de textes qui ont été consacrés à cette question, et d’où chacun peut tirer, par une lecture sélective, la conclusion qui lui convient. Dans le volume considérable d’écrits publiés en France sur le sujet, on trouve nettement plus d’exemples allant dans le sens contraire des points de vues ici rapportés.

Là-dessus, comme autre « preuve » cruciale, on utilise le texte d’une conférence de l’historien Vasa Cubrilovic, l’un des organisateurs de l’attentat de Sarajevo en 1914, et qui fut brièvement ministre de l’agriculture sous Tito. En 1937, prenant part à une tribune où l’on pouvait entendre des avis diamétralement opposés au sien, Cubrilovic avait abordé le problème de la minorité albanaise du Kosovo en proposant la déportation de cette dernière vers la Turquie. Ce discours particulier, daté, qui n’exprimait que le point de vue de son auteur et qui n’est jamais entré dans aucun programme d’Etat ou de parti politique (l’archive où il est conservé ne garde pas trace d’une quelconque utilisation à de telles fins), fait depuis longtemps l’objet de tentatives de manipulation, et ce n’est pas la première fois qu’on essaie d’en faire un document-clef sur la nature de la politique serbe au Kosovo.

Un semblable traitement a également été infligé à un autre texte de Cubrilovic. Le premier, lors de la conférence ici évoquée, n’a été entendu que de quelques dizaines de personnes ; au cours du demi-siècle qui suivit, il ne fut pratiquement jamais publié ni étudié par les chercheurs. Le second texte du même auteur n’est jamais sorti de son archive, et il n’existe aucune indication qu’il ait jamais été utilisé à des fins politiques. Les historiens eux-mêmes n’avaient guère accès à ces deux textes. Selon le témoignage de certains de nos collègues, ils furent photocopiés et divulgués, sous le communisme, par les soins du directeur des Archives d’histoire militaire de Belgrade, qui était à l’époque un général croate. Ce dernier, mû par des motifs politiques connus de lui seul, les mit à la disposition d’un historien albanais de Yougoslavie, lequel les fit passer clandestinement à Tirana. Le régime communiste d’Enver Hoxha, par la suite, gonfla l’importance de ces textes et leur prêta la même signification que celle qu’y prétendent trouver les compilateurs du Nettoyage ethnique

.

Le premier de ces textes ne fut publié en Yougoslavie que récemment, dans huit éditions du journal yougoslave Borba, à partir du 17 janvier 1988. Il est dérisoire d’attribuer à ce texte une quelconque influence sur l’intelligentsia serbe, car cette dernière, à l’exception du petit nombre de personnes ayant assisté à la conférence de 1937, n’en a pas eu connaissance avant 1988 ; de plus, aucune archive n’a conservé la moindre trace d’une quelconque diffusion des idées contenues dans ce texte. De surcroît, depuis 1945, Cubrilovic n’était nullement considéré comme un nationaliste serbe, mais comme un Yougoslave radical, qui condamnait violemment, dans ses propos privés et publics, le nationalisme serbe.

Les auteurs du Nettoyage ethnique accordent une grande place à des documents produits dans le cercle des collaborateurs du général Dragoljub (Draza) Mihailovic, commandant de l’Armée yougoslave dans le pays (1941-1946) et ministre de l’armée du gouvernement exilé du Royaume de Yougoslavie (1942-1945). Dans les rangs de l’armée de Mihailovic, dispersée sur tout le territoire de la Yougoslavie occupée, que l’on a abusivement appelée les tchetniks – ce nom était le plus souvent utilisé par des formations serbes hors de son contrôle -, combattaient une majorité de Serbes, mais également un certain nombre de Slovènes. Plusieurs dizaines d’officiers supérieurs de nationalité slovène occupaient des postes de responsabilité au sein du Haut Commandement de l’armée de Mihailovic (par ex. Ivan Fregl, Rudolf Perhinek), tandis que les unités de l’Armée yougoslave dans le pays opérant en Slovénie étaient commandées par le major slovène Karel Novak. Parmi les fidèles de Mihailovic, et notamment au sommet de son état-major, on comptait également un certain nombre de musulmans bosniaques (Mustafa Mulalic, Mustafa Pasic, Dr Ismet Popovac), tandis qu’en Herzégovine et en Bosnie orientale opéraient des unités de son armée qui étaient composées exclusivement de musulmans (major Fehim Musakadic). Les Croates y étaient, proportionnellement, le moins bien représentés (Vladimir Predavec, Zvonimir Begic, Djuro Vilovic, officiers d’état-major), avec une représentation plus forte en Dalmatie, tant dans les unités militaires (région de Split) que dans les corps politiques (auxquels participait notamment l’écrivain croate Niko Bartulovic). Bien que majoritairement serbe, l’armée du général Mihailovic – dont le combat contre le nazisme lui valut d’être décoré en 1943 par le général de Gaulle et en 1948, à titre posthume, par le président américain Harry Truman – était plurinationale de par sa composition et yougoslave de par son orientation. Son objectif politique était la restauration du Royaume de Yougoslavie en tant qu’Etat démocratique organisé en fédération tripartite, croate, slovène et serbe.

Un grand nombre de faux documents attestant soi-disant une extermination planifiée des musulmans, fabriqués par les autorités communistes pour les besoins du procès Mihailovic, furent par la suite môlés à des sources authentiques et réédités en de volumineux recueils de documents de la IIe guerre mondiale. L’historien américain Lucien Karchmar, spécialiste du mouvement de Mihailovic, a mis l’opinion en garde contre ces falsifications (10).

La matière de ces recueils, auxquels se réfèrent aujourd’hui Grmek, Gjidara et Simac, a déjà été exploitée par les historiens communistes comme preuve capitale des prétendus projets génocides des forces de Mihailovic. La pièce ma »tresse des historiens communistes, dans leurs échafaudages, était le projet élaboré par l’un des collaborateurs de Mihailovic, l’avocat de Banja Luka Stevan Moljevic, qui envisageait en 1941 la création d’une Grande Serbie ethnique moyennant des déplacements de populations. Ce plan ne fut jamais un texte « essentiel » de la politique nationale de Mihailovic. Il s’agissait uniquement d’une proposition personnelle de Moljevic, influencée par les crimes horribles que les oustachis croates et musulmans perpétraient au même moment contre les Serbes de sa Bosnie natale. Le projet en question, d’après les documents dont on dispose, ne fut jamais débattu, et encore moins adopté comme plate-forme politique ou nationale du mouvement de Mihailovic, ainsi que le suggèrent les trois compilateurs. Au lendemain de l’entrée des troupes soviétiques en Yougoslavie, lorsque le pays fut livré à une dictature communiste, Mihailovic fut proclamé collaborateur par les communistes, capturé et condamné à mort en 1946 au terme d’un procès monté de type stalinien (11). Un grand nombre de documents falsifiés furent utilisés en guise de preuves dans ce montage.

Dans leur livre, Grmek, Gjidara et Simac ont procédé de la même manière que les juges communistes en 1946 ou que nombre d’historiens communistes sous Tito : à l’aide d’une sélection de documents falsifiés ou marginaux, ils ont présenté Mihailovic et son mouvement comme une bande de tueurs et d’épurateurs ethniques. Les représailles occasionnelles des tchetniks contre les musulmans de Bosnie (une dizaine des morts en Foca) et du Rascie (Sanjak), qui s’étaient enrôlés en grand nombre dans les formations oustachies, les milices pro-nazies et la division SS bosniaque Handjar et qui massacraient en masse les Serbes de Bosnie et d’Herzégovine, ne sauraient être tenues pour des preuves du nettoyage ethnique. L’armée de Mihailovic avait aussi ses extrémistes, phénomène compréhensible dans le contexte d’une guerre civile. Certains d’entre eux furent pendant la guerre liquidés sur l’ordre du général.

Ce n’est nullement un hasard si les ordres, généralement falsifiés, des lieutenants de Mihailovic, ont été placés dans le même chapitre qu’un document signé du général Milan Nedic, qui avait établi en 1941 une administration de collaboration dans la Serbie occupée. Il s’agissait pour les compilateurs d’identifier et de confondre dans une même culpabilité les collaborateurs de Nedic et les forces antifascistes de Mihailovic. Une étude d’historien Walter Manoschek très sérieuse, fondée sur une documentation allemande, a récemment établi que les Juifs de Serbie furent exterminés non par les autorités serbes mais par les Allemands – et ce, non par les forces SS, comme ailleurs en Europe, mais par la Wehrmacht elle-même -, et que le rôle des autorités de collaboration serbes dans cette opération n’a été que passif et minime (12). L’insistance des auteurs sur un prétendu antisémitisme des Serbes s’explique vraisemblablement par la nécessité d’établir une « symétrie » avec l’holocauste planifié qui eut lieu dans l’Etat indépendant de Croatie, et qui est un fait historique indiscutable. Comme dans leur amalgame entre la « Main noire » et l’idéologie des oustachis, il s’agit, ici encore, d’une tentative de banalisation et de minimisation d’un génocide du Deuxième Guerre mondiale.

Il nous faut tout de même essayer d’élucider la cause d’une insistance aussi obsessionnelle sur les penchants prétendument génocides de Mihailovic, de ses collaborateurs et de ses commandants. D’une manière détournée, les auteurs du Nettoyage ethnique s’efforcent d’attribuer à Mihailovic des crimes similaires en nombre et en nature à ceux des oustachis croates d’Ante Pavelic, et de mettre ainsi le premier mouvement de résistance anti-nazie dans l’Europe occupée en balance avec le régime satellite pro-nazi qui dirigea l’Etat indépendant de Croatie. En se servant du projet marginal de Stevan Moljevic pour faire du général Mihailovic le pendant serbe d’Ante Pavelic, les auteurs du Nettoyage ethnique donnent l’exemple peu reluisant d’une tentative de justification du génocide qui fut commis au nom du peuple et de l’Etat croates par les oustachis, dans le cadre d’un programme officiel d’extermination religieuse et raciale, qu’aucun autre Etat hormis l’Allemagne hitlérienne n’avait adopté.

IV

Pour donner mon appréciation sur la quatrième partie, je parlerai moins en historien qu’en témoin, car je connais mieux et de manière plus directe les personnes et les événements dont il est question en cet endroit du livre, et que les compilateurs traitent généralement d’une manière tendancieuse.

En cette quatrième partie, intitulée « La tragédie actuelle », on rapporte des extraits du « Mémorandum » de l’Académie serbe des Sciences et des Arts, rédigé en 1986. Le document que les compilateurs présentent comme un programme « de l’expansion grand-serbe » et du « nettoyage ethnique » est un texte que l’Académie serbe des Sciences et des Arts n’a jamais achevé ni autorisé, et encore moins adopté. Ce « Mémorandum », au fond, est un long et fastidieux diagnostic socio-économique de l’état de la Yougoslavie, empreint de phraséologie marxiste. Il s’attarde en particulier sur les rapports entre les nationalités dans la Yougoslavie post-titiste, s’en prenant surtout à la Constitution fédérale de 1974. Les compilateurs du Nettoyage ethnique ne connaissent même pas les noms des rédacteurs de ce projet de mémorandum, qui fut subtilisé en son temps dans les bureaux de l’Académie et publié contre la volonté de celle-ci par le pouvoir communiste de Serbie. Par cette divulgation, le régime entendait compromettre l’Académie, foyer de résistance au communisme, au sein de laquelle opérait le Comité pour la défense de la liberté de pensée et des droits de l’homme, qui critiquait fermement la politique des dirigeants de l’époque et réclamait l’abolition du délit d’opinion, l’octroi de libertés politiques et l’instauration de l’Etat de droit. Dès sa publication, « le Mémorandum » de l’Académie serbe fut décrié par la propagande croate, avant tout parmi les oustachis émigrés en Amérique, comme un programme d’expansion grand-serbe. Ensuite de quoi le régime croate actuel l’a promu au rang de programme de guerre du régime autoritaire et néo-communiste de Slobodan Milosevic.

Dans le chapitre consacré aux « intellectuels pyromanes », les compilateurs passent en revue les écrits et discours d’une série de leaders politiques et d’intellectuels serbes, souvent puisés dans des sources peu fiables, rapportant également des fragments de discours et d’interviews du dictateur néo-communiste Slobodan Milosevic ou des dirigeants des partis d’extrême-droite. Cet ensemble de fragments est censé suggérer que pratiquement tous les Serbes ayant part à la vie publique – à l’exception d’une poignée d’intellectuels posés comme unique opposition à l’option guerrière – sont des extrémistes agressifs.Pour illustrer le peu de probité des compilateurs dans ce travail, qu’il me suffise de montrer comment ils ont déformé une déclaration de l’illustre historien serbe de Sarajevo, Milorad Ekmecic, lors de la commémoration d’un massacre oustachi perpétré en 1941 en Herzégovine, où Ekmecic avait perdu, en un seul jour, plus de 70 membres de sa famille proche ou éloignée(Il faut souligner ici que durant un demi-siècle, les autorités communistes de la Yougoslavie, de même que les autorités locales en Bosnie-Herzégovine, ont empêché que l’on exhument et que l’on enterrent selon le rite chrétien les victimes serbes du génocide oustachi, enfouies dans d’innombrables puits et fosses communes. (Un tel rituel était officiellement considéré comme l’expression du « nationalisme grand-serbe ».) A cette occasion, Milorad Ekmecic avait déclaré que les coeurs des Serbes criaient vengeancemais que les Serbes ne suivraient pas cet appel, puis il avait exhorté les peuples à la confiance mutuelle. Les auteurs du Nettoyage ethnique, cependant, ne citent que la première partie de cette déclaration en occultant la suite, où l’on appelle les Serbes à ne pas se venger et à pardonner. Une semblable manipulation à coups de citations tronquées a également été utilisée dans la présentation du texte de Kajica Milanov, écrit en emigration.

L’attaque contre le patriarche Paul, dont on cite partiellement le message pascal de 1991, a pour but de compromettre l’Eglise orthodoxe aux yeux des lecteurs français. Or, le patriarche Paul est un moine célèbre pour ses vertus de pacificateur, sa tolérance et son ascèse. A l’époque où il était évêque au Kosovo, il faisait quotidiennement l’objet d’agression physique de la part de jeunes Albanais politiquement fanatisés. Même lorsqu’on l’a lapidé, même lorsqu’on lui a cassé un bras, Mgr Paul n’en a jamais conçu de rancoeur et a toujours pardonné, refusant de dénoncer ses agresseurs à la police. Depuis le début du conflit yougoslave, le patriarche Paul a condamné la violence, appelé à la réconciliation, initié des rencontres avec les chefs des autres communautés religieuses afin de mettre fin à la guerre atroce en Bosnie, en avertissant son peuple qu’il lui valait mieux disparaître de ce monde plutôt que de commettre des péchés impardonnables en tuant des innocents. Dans ses prises de position, le patriarche Paul a toujours reconnu l’existence de criminels parmi son peuple et a exhorté les siens à la repentance, ce qu’aucun dignitaire religieux croate ou musulman n’a fait de son côté. Néanmoins, dans le portrait qu’en font les trois auteurs français d’origine croate, le patriarche Paul, qui jouit dans tout le monde orthodoxe d’une autorité morale irréprochable, n’apparaît que comme un idéologue du « nettoyage ethnique » parmi d’autres.

* * *

On pourrait encore énumérer un grand nombre d’arguments pour montrer le caractère non scientifique et tendancieux de ce livre. Pour analyser chaque sujet abordé dans Le Nettoyage ethnique, le situer dans le contexte de son temps et lui restituer les proportions justes qui permettent de bien le comprendre, il faudrait des centaines de pages. Dans l’ouvrage susnommé, cet effort n’a jamais été fait, et à dessein. Le recueil proposé au public français par MM. Grmek, Gjidara et Simac est un travail de propagande, dont la trame est constituée de faux documents, de demi-vérités, d’interprétations tendancieuses, de citations tronquées, où tout est subordonné aux nécessités momentanées de la propagande croate. On y rassemble et accommode au goût du jour tous les préjugés antiserbes qui ont été exploités depuis le début du siècle par divers régimes hostiles à ce peuple – essentiellement ceux de Hitler, de Staline et d’Ante Pavelic -, préjugés issus pour la plupart de la machine de propagande austro-hongroise, qui en 1914 condamna la Serbie à mort par le slogan Serbien muss sterb(i)en. Ce recueil perpétue une tradition spécifique de calomnie à l’échelle d’un peuple et d’une culture, que la nation serbe a dû affronter et surmonter plus d’une fois au cours de son histoire. Plusieurs exemples de cette propagande politique à prétention historique, unanimement méprisés par la communauté des historiens sérieux, sont cités dans Le Nettoyage ethnique comme des sources dignes de confiance. Les ouvrages de ce genre ne contribuent en rien à l’apaisement des passions et des conflits, ni à l’établissement de la compréhension et du dialogue ; ils produisent un effet exactement contraire. Le Nettoyage ethnique, qui n’offre même pas une information de base fiable, est un ouvrage de propagande dont le seul et unique but est de désinformer l’opinion française.

Tout à la fin de leur livre, afin probablement d’éviter le reproche d’amalgame ethnique et de se protéger formellement des accusations de racisme, les compilateurs isolent une poignée d’intellectuels serbes contemporains, membres du « Cercle de Belgrade », opposés à la guerre et au régime de Milosevic, qu’ils jugent « corrects », « démocrates » et « différents », et dont ils citent des textes à l’appui de leurs propres thèses. Ce n’est pas un hasard si la première réaction négative à leur livre est venue précisément de ces intellectuels-là, que les compilateurs présentent comme de rares exemples positifs, de précieuses exceptions au sein d’un peuple où le « nettoyage ethnique » serait plus qu’une tradition, un principe existentiel. Si ceux-là mêmes qui leur ont servi à se composer une façade d’objectivité les désavouent, que reste-t-il de plausible dans leur choix et leur méthode ? (13)

Notes:

1. Lettre du 10 avril 1864, citée in : V. Novak, Vuk i Hrvati [Vuk et les Croates], Belgrade 1967, 648 p.

2. Cf. S. Champonnois, T. Bystizonowski, « L’Hôtel Lambert et la diplomatie française dans les Balkans. 1840-1849 », Actes du Colloque Franco-Yougoslave, Ljubljana, Centre culturel Charles Nodier, 1987, p. 56.

3. Cf. M. Spalatin, « The Croatian Nationalism of Ante Starcevi, 1845-1871 », The Journal of Croatian Studies, vol. 1 (1975), pp. 111-112.
4. Iso Krsnjavi, Zapisci. Iza kulisa hrvatske politike [Notes. Dans les coulisses de la politique croate], Zagreb, 1986, p. 212.

5. Le Nettoyage ethnique, p. 98.

6 . O. Tartaglia, Veleizdajnik [Le grand-traître], Split, 1928.

7. Cf. notamment Glas kanadskih Srba [Voix des Serbes du Canada], 4-15 janvier 1968.

8. Cf. Politika, Belgrade, le 6 janvier 1938.

9. Quatrième page de couverture du Nettoyage ethnique.

10. Lucien Karchmar, Draza Mihailovic and the Rise of the Chetnik Movement 1941-1942, vol I-II, New York & London, Garland Publishing Inc., 1987. Cf. notamment vol. I, pp. 397-398, 428-430.

11 . Cf. l’éditorial du Le Monde du 12 juin 1946.

12 . Cf. Walter Manoschek, « Serbien ist Judenfrei ». Militarische Besetzungspolitik und Judenvernichtung in Serbien 1941-1942, München, Schriftenreihe des Militärgeschichtlichen Forschungsamtes, R. Oldenburg Verlag, 1993, 210 p.
13 . « Ce pamphlet ne mériterait pas notre attention s’il ne se terminait pas par un chapitre où les auteurs soi-disant rendent hommage à la fraction démocratique de l’intelligentsia serbe (faible, certes) dont ils voient les meilleurs représentants parmi les intellectuels rassemblés dans le Cercle de Belgrade. Mais ils n’en sont pas restés à cet hommage non sollicité, les voilà qui s’arrogent le droit de reproduire dans leur livre des fragments d’une quinzaine de textes publiés dans le recueil L’Autre Serbie…En tant que rédacteurs du recueil L’Autre Serbie et estimant qu’il s’agit là d’une atteinte aux droits d’auteur et à l’image duCercle de Belgrade dans le pays et à l’étranger, nous avons décidé de porter à la connaissance du public ce qui suit :

1. Ni les auteurs du livre Le Nettoyage ethnique ni leur éditeur français n’ont demandé ni, par conséquent, obtenu l’autorisation d’insérer dans leur livre les textes parus dans L’Autre Serbie et dont eux-mêmes ont assuré la traduction française.

2. Compte tenu que, selon nous, Le Nettoyage ethnique n’est qu’un pamphlet politique de dilettante, destiné pour l’essentiel à criminaliser l’histoire serbe et les Serbes en tant que peuple, l’utilisation non autorisée dans ce pamphlet des textes en question cause un préjudice moral considérable à leurs auteurs et à tout le Cercle de Belgrade. Les intellectuels qui aujourd’hui se lèvent à Belgrade contre le nationalisme extrémiste serbe – dont beaucoup sont membres de notre cercle et auteurs des textes parus dans L’Autre Serbie – ne le font certainement pas pour apporter de l’eau au moulin des extrémistes croates. » (Dr Ivan Colovic, Dr Aljosa Mimica, extrait du communiqué publié dans le quotidien Politika du 29 mars 1993.Cf. également NIN, Belgrade, 4 avril 1993, déclaration d’Ivan Colovic.)

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