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« Migrations », par Nikola Milosevic

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« Migrations » de Milos Tsernianski a toutes les apparences d’un roman historique. L’auteur a trouvé sa matière dans l’histoire de la diaspora serbe en Vojvodine, à l’époque de la domination austro-hongroise. Une époque très longue, caractérisée par l’affrontement permanent entre les Austro-hongrois et les Turcs qui occupaient la Serbie depuis trois siècles, toujours prêts à bondir vers le Nord. Les Autrichiens, pour défendre leur frontière méridionale, offraient volontiers l’asile aux Serbes aptes au métier des armes et prêts à s’engager dans les rangs de leur armée. Ils étaient nombreux, d’autant que leur pays était en grande partie occupé par l’armée du sultan. Après avoir vainement attendu la reconquête du pays natal, ces émigrants serbes se sont enracinés dans leur nouveau milieu.
Certains embrassaient la carrière d’officier tandis que d’autres devenaient commerçants ou artisans. Cependant, l’appartenance religieuse et nationale de cette population représentait un obstacle important à leur affirmation personnelle et sociale dans l’Empire. Bien que souvent capable, les Serbes orthodoxes ne pouvaient aucunement prétendre aux même fonctions que leurs collègues d’autres nationalités ou d’autres confessions. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux regardaient à L’Est avec envie le grand Empire russe, pensant qu’ils seraient mieux là-bas, sur cette terre slave et orthodoxe. Périodiquement, des groupes entiers des Serbes, comprenant des soldats de métier, quittaient la Vojvodine pour la Russie, s’adaptant avec un bonheur inégal à leur nouveau milieu et perdant tôt ou tard leur identité nationale. La vie de la population serbe en Autriche et surtout le sort de ceux qui décidèrent d’aller plus loin vers l’Est, telle est la trame historique qui serte de support au roman de Milos Tsernianski.
Le roman est divisé en deux parties. Au cœur de la première se situent les deux frères Issakovitch : Vouk, le guerrier, et Archange, le commerçant. Professionnellement et psychologiquement aussi différents et opposées qu’on peut l’être. Vouk est un mélancolique qui se laisse porter par les événements, conscient de servir les autres, sorte de commandant mercenaire qui regarde avec nostalgie les collines de sa patrie proche et perdue. Archange, au contraire, est un optimiste habile et rusé, prêt à affronter toutes les circonstances et à s’y adapter. Malgré leur apparente contradiction, un destin identique, qu’on pourrait qualifier de métaphysique, les rapproche. Archange, amoureux de sa belle-sœur Daphina, qui ne l’aime pas, se trouve devant un obstacle pour lui infranchissable. Il sent alors combien la vie peut être vaine et absurde. La vision de l’infini cercle bleu, et en lui un astre, symbolise ce constat existentiel que l’échec ultime de la vie humaine est commun à tous, sans distinction de caractère, de nationalité ou de religion. Cette image cosmique qui ouvre Migrations imprime, parallèlement à son aspect historique, sa dimension métaphysique à la première partie de cette chronique.
Ces deux plans : l’historique et le métaphysique, nous les retrouvons dans la deuxième partie, sous une forme plus complexe et plus riche encore. Le personnage principal, Pavle, sera celui qui réalisera ce dont son oncle Vouk n’avait pu que rêver : atteindre la Russie, cet autre infini cercle bleu, avec toute sa famille et toute sa famille et tout son peuple. Et pourtant, l’accession au rêve absolu ne sera qu’un prélude à d’innombrables déceptions. Rien ne ressemble à ce qu’il avait imaginé. Une réalité despotique à la place de cet Eden de justice et de liberté, et une mentalité servile qui tôt ou tard éloigne de l’action l’idéaliste ou le rêveur. A cet égard, l’épisode de l’insubordination de Pavle au général Kostiourine est particulièrement représentatif. Refusant de se soumettre à ce chef aussi rustre que prétentieux, il se retrouvera seul sur les bords du Dniepr, abandonné de tou

Pavle, le mélancolique rebelle, qui cherche désespérément à retrouver une certaine Monténégrine aux yeux verts et aux cils couleur de cendre qu’il a croisée à Kiev, sert de contrepoint à son frère Yourat, comme il sert de contrepoint au grand maître des affaires secrètes : Georguy Trandafilovitch. Identité à nouveau, métaphysique, face à la diversité des destinées humaines. Le gros Yourat reniera très vite ses idéaux moraux ou nationaux, obstacles à ses aspirations d’adaptation à la vie nouvelle. « Sur le Don ou sur le Begej, un acacia est toujours un acacia. » Lui aussi est un modèle d’habileté et pourtant ces deux-là ne seront pas quittes pour autant des malheurs qui planent sur leur tête comme des oiseaux de proie. Yourat, blessé au combat, finira amputé, tandis que Georguy, lui, ne parviendra jamais au bonheur à cause de la plus banale et la plus triste des infidélités conjugales.

Pour comprendre le message de la deuxième partie de Migration, il faut avoir en tête les courant parallèles et secondaires du récit. Le message essentiel ne diffère pas de l’histoire de Vouk et d’Archange. L’adaptation à la vie procure à l’homme habile un succès relatif et une vie agréable, cela jusqu’à un certain point : « ce hasard comédien » point fatal qui, d’après Tsernianski, gouverne souverainement la vie des individus et des peuples. Le « hasard comédien », puissance secrète qui conditionne l’identité profonde et la destinée ultime des hommes, fait entrevoir à Pavle la femme aimée, rend ses frères pareils à des férus flottants portés par le vent, et les autres protagonistes semblables à des grains de sable que les vagues rejettent sur la rive après la tempête.
Dans ce jeu des forces énigmatiques, quelles qu’elles soient, on décèle cependant quelque chose qui semble être volontairement perfide et méchant. Ainsi, tout sa vie, Pavle aspire à atteindre son paradis de justice et de liberté : le grand Empire slave. Il finit par y arriver, après de multiples péripéties. Mais à peine a-t-il réalisé son rêve que le grand magicien du destin s’amuse cyniquement à tout faire basculer dans l’horreur et le sordide.
Autre exemple, tiré cette fois de la vie privée de Pavle. Une divinité perfide provoque la rencontre avec la femme aux yeux verts, à seule fin semble-t-il de la lui dérober immédiatement. Le monde dans lequel vit Pavle paraît le jouet d’un dieu mauvais. Un dieu caché, comme celui de Pascal. Il est invisible mais on devine sa présence par les issues tragiques, toujours identiques, qu’il donne aux destinées humaines. Bien entendu, Tsernianski trouve à chacune de ces issues une explication vraisemblable, psychologique, historique ou sociale. La main invisible et puissante de ce mage méchant ne se perçoit qu’indirectement dans les destinées, si diverses au commencement et si semblables à la fin, de tout homme.
Cependant ce dieu cynique et cruel qui se manifeste comme un « hasard comédien » n’est pas également impitoyable envers chacun. Dans le monde qu’il gouverne et organise, le plus lourd châtiment est réservé aux plus exigeants. Lorsque, en route pour la Russie, Pavle visite le haras du comte Pahr, il découvre qu’il y règne une maladie inconnue. Tous les chevaux semblent condamnés. Seuls quelques vielles juments boiteuses parviennent à survivre, tandis que Jupier, la fierté du haras, le plus vigoureux des étalons, est le premier touché. Le vétérinaire Di Roncali explique à Pavle que la mort du cheval est saucée par ce que les anciens Grecs appelaient « la jalousie des dieux » qui concerne également les hommes. Pavle, plus qu’un autre, par ses qualités naturelles, est la principale victime de cette furie envieuse.
Cette même jalousie présides aux tragédies des peuples entiers. Tous ces Serbes partis pour le lointain Empire orthodoxe afin de sauvegarder leur identité nationale, le perdront là où ils pensaient trouver le salut ? Et si on devait en tirer une leçon amère, il faudrait la formuler ainsi : il n’y a pas de terre promise et celui qui la cherche vers l’Orient ou ailleurs doit tôt ou tard contempler ses mains vides ou l’infini cercle bleu, et en lui un astre.
La synthèse des éléments historiques et métaphysiques est dominée par une innovation artistique simple et naturelle. Pourtant l’auteur opère un changement important et singulier dans la deuxième partie des Migrations. Les impressions sont surprenantes et les touches d’une forte acuité d’observation. Cela est sensible dans la construction des paragraphes et les vibrations des phrases. Les pages du livre rappellent souvent l’enchevêtrement et le chatoiement des tapis persans. Grâce à cette forme, la mélodie et le rythme de sa prose acquièrent une autonomie qui permet d’insérer des mots anciens et des métaphores surprenantes. Tout cela, choisi selon des critères esthétiques très élevés, aboutit à un style d’une beauté étrange et inégalée. Milos Tsernianski a introduit dans la poésie serbe des rythmes nouveaux et insoupçonnés. Il est l’auteur d’un récit bouleversant, Journal de Carnojevic, de livres de voyages, de trois pièces de théâtre. Chez les Hyperboréens et Le roman de Londres sont des romans étranges, tissés d’éléments autobiographiques bruts et d’échappées lyriques.
Migrations est son roman le plus connu. C’est la réalisation artistique la plus originale de la littérature serbe et l’une des plus étonnantes de la littérature moderne. N’oublions pas que Tsernianski a réussi dans son roman la synthèse, unique en son genre, de l’Histoire et de la vie intime, de l’élément lyrique et de la métaphysique. Nous pouvons affirmer que ce chef-d’œuvre de la littérature serbe fera désormais partie du trésor de la littérature mondiale.
Préface à la traduction française des Migrations par Prof. Nikola Milosevic
Copyright © by Editions L’Age d’Homme, Lausanne, Suisse
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